Séance du 11 avril 2008

Lutte de Jacob avec l'ange
De l’amour à la guerre en lieu et place du père — Hystérie et liberté entre lettre et symbole



De l’amour à la guerre en lieu et place du père



KJ: S’il y a curée, c’est qu’un père a disparu, comme tous les empereurs en Europe. Comment cette curée a-t-elle changé la sexualité? En l’absence d’un père possesseur de tout, toutes les formes de sexualité deviennent licites, sans personne pour les interdire. C’est le mode sexuel du XXe siècle.

CB: Les moyens de contraception ont été découverts parce que la culture avait changé. Le changement a été culturel avant d’être technique

MB: Les femmes qui avaient été au travail en usine pendant les guerres n’ont pas voulu retourner au foyer.

Pendant la Première Guerre mondiale, 20% des morts étaient des civils, alors qu’aujourd’hui, c’est à 80% des civils qui sont tués. Auparavant, il y avait encore certaines règles d’honneur protégeant les femmes et les enfants, comme le père. Ensuite, les femmes, n’étant plus protégées, doivent se défendre et assumer leur situation.

JMD: On assiste à une contestation de l’autorité paternelle pour lui substituer autre chose. C’est alors que surgit l’hystérique, dans une convergence avec ce qui se met en place sur le plan social historique. Ce qui importe, c’est le statut à donner à cette « hystérique qui veut se faire violer », en vertu d’un désir au bout duquel elle ne va pas, car elle conteste celui qui pourrait la violer. C’est pour ça qu’elle est hystérique, de par sa contestation de l’autorité à laquelle elle ne peut accéder et qu’elle aimerait incarner.

MB: La terminologie psychanalytique est négative par rapport aux femmes. Elles ne sont jamais sujets comme les hommes. Le père dirige, la femme est une possession.

CB: Le père définit la loi, le projet de la société. Les garçons comme filles sont asservis à cette loi; les garçons se sont révoltés en faisant la guerre.

MB: Ils lancent des mouvements de révolte.

CB: Afin de définir une nouvelle culture non patriarcale où les hommes et les femmes ont un statut égal face au sexe.

MB: C’est bien un acquis du XXe siècle.

CB: Dans mes écrits, je parle de « sexe de valeur masculine » et de « sexe de valeur féminine ». Les deux sont sexués de manière différente, avec des différences qualitatives.

MB: Définir le nouvel homme et la nouvelle femme, voilà l’enjeu du XXIe siècle.

KJ: Vous êtes optimistes de penser qu’il y a encore des hommes et des femmes. Il se passe des choses étonnantes, que nous sommes loin d’avoir compris avec nos esprits marqués par les schèmes d’avant-guerre: papa-maman-enfant. La réalité des faits est très surprenante. La curée a des effets dévastateurs, modifiant totalement la structure psychique, qui devient traumatisée, alors qu’auparavant, seules les hystériques étaient traumatisées. Depuis la Grande Guerre, les hommes et les femmes ont perdu le père comme pôle central possédant et il n’y a plus de contrainte limitant l’activité sexuelle, ce qui cause de sérieux problèmes.

MB: Les gens étaient tourmentés parce qu’ils faisaient l’amour en cachette une fois par année derrière un rideau noir en baissant les yeux, à l’opposé de la liberté sexuelle totale irresponsable d’aujourd’hui. L’un ne va pas au bout de ses phantasmes parce qu’on peut lui taper dessus et l’autre ne connaît pas de limites parce que tout est permis. Auparavant, c’était non moins douloureux. L’enjeu, c’est le principe de responsabilité. L’être humain semble avoir besoin, pour fonctionner intelligemment, d’avoir quelqu’un pour lui taper dessus. Il a absolument peur de la liberté, parce que l’on n’admet pas le principe de responsabilité.

KJ: C’est cela, le traumatisé: quelqu’un qui voudrait qu’on lui tape dessus.

MB: Il était tout aussi traumatisé avant, dans la situation où le père disait : « Tu n’as pas le droit de faire ça ou je te tue. » L’autre, en l’absence du père, se dit : « Je fais ce que je veux, je ne suis pas responsable. » Alors que si je me dis : « Je suis une bonne fille » parce que mon père va me battre, qu’est-ce que ça prouve? Pourquoi a-t-on toujours besoin d’un père fouettard?

CB: Pas toujours, puisque nous passons de la loi du père à la loi de l’individu autonome, qui se fait sa propre loi.

MB: Va pour autonome, à condition d’accepter la responsabilité qui va avec.

CB: Par rapport à soi-même, non pas envers un être étranger: un père, une figure d’autorité. C’est l’expérience d’aujourd’hui.

MB: Elle peut devenir un individualisme forcené.

CB: Pas forcément.

KJ: Le problème qui se pose, c’est que les gens sont soudain surstimulés, étant en contact permanent avec une source d’excitation, sans instruments pour la modérer.

CB: C’est le nomos de l’autonomie qui en est l’instrument comme norme.

KJ: C’est une norme qu’il faut s’inventer, mais tout le monde le peut-il? Souvent, les gens sont continuellement stimulés par l’objet et ne savent pas comment gérer des débordements de libido qui montent sans cesse, sans avoir recours à d’autres pour leur taper sur la gueule, comme moyen d’évacuer l’excès de libido. Auparavant, on y arrivait en faisant l’amour, et maintenant c’est en faisant la guerre, comme moyen de décharger la libido, ce qui n’était pas forcément le cas auparavant.

JMD: C’est l’autojuridiction de soi-même que réclame l’individualisme. Seulement, l’excédent ne s’évacue que par la guerre. Il en résulte une déréliction, marquée par la: multiplication des pères et des lois, une pour chacun. Mon voisin/frère peut me tenir lieu de père momentanément en me tapant sur la gueule.

CB: Moi, je dis « frère ».

B: C’est comme les enfants qui se chamaillent sans qu’on sache trop pourquoi.

CB: Il leur faut domestiquer cette libido qui ne sait pas encore se donner des balises.

B: Ce n’est pas par haine ou par colère, mais comme exercice physique; non pas pour tuer comme dans une guerre, mais davantage comme un jeu.

CB: À la différence des guerres fratricides du XXe siècle.

MB: Il s’agit de la compétition séculaire entre nations

KJ: Le père d’autrefois menaçait pour se faire respecter, tandis que le “père” qui vient après doit taper sans se soucier de se faire respecter. Il prend la place de l’autre; il n’a pas besoin de son respect, mais de le tuer. D’où le massacre sans contrainte.

CB: Les hommes du XXe siècle se sont notamment donnés des organismes internationaux pour régler les rapports des individus et des nations entre eux et entre elles. Ils sont là pour domestiquer l’agressivité des individus/nations.

KJ: Sauf que le critère qui me fait reculer n’est pas éthique: si je tape encore plus fort, ça va me tomber sur la gueule.

JMD: Les comités d’éthique viennent après le passage de l’éthique, alors qu’il ne s’agit plus d’éthique, mais d’une limite toujours reculée, avec la multiplication des pères, obligeant à réguler la recherche de la limite

KJ: C’est une recherche hasardeuse: le lieu où on met le mur n’a pas d’importance.

CB: Le policier est-il un représentant du père?

KJ: Il n’y a plus de père.

CB: Le policier est un individu exerçant une fonction dans une communauté. Il n’est pas un représentant du père, ayant plutôt une fonction instrumentale.

KJ: Celle de sauvegarder l’ordre public.

CB: On trouve cela dans l’éthique des philosophes anglais du XVIIe siècle, comme Hobbes et Locke.

JMD: Cela s’oppose à Kant, chez qui la finalité pratique s’oppose au transcendantal.

KJ: Le XXIe siècle amène la subversion logique de ceci par l’islam: même si je meurs, j’y vais quand même.

Le thème du XXe siècle, c’est: « Je tue tant que je ne meurs pas avec ma victime. »

Le thème du XXIe siècle, c’est: « Je tue même si je meurs avec ma victime.

CB: L’Occident n’y comprend absolument rien. »



Hystérie et liberté entre lettre et symbole


KJ: Mais nous parlons du père impuissant qui a besoin d’un interdit ou d’un obstacle pour pouvoir transcender son impuissance. La femme hystérique lui rend service, sans vouloir généraliser. Elle le stimule en l’empêchant, si bien qu’en la violant, il peut faire l’amour jusqu’au bout, car son érection est maintenue. L’hystérique comprend très bien son fonctionnement. La grande séductrice démontre qu’elle est prête, et l’autre n’aura à faire qu’un effort minime

CB: Les hystériques sont très séduisantes, mais difficiles à pénétrer.

KJ: La semaine prochaine, le film Sunshine va aider notre réflexion, car l’entre-deux-guerres est une période obscure, mais qui me semble importante. Bien des choses arrivent alors autour du plaisir sexuel et du plaisir économique. Les Années folles ont été un état débridé qui a duré un certain temps.

CB: Après la Révolution française, on a commencé par libérer le citoyen; on a ensuite libéré l’ouvrier, et dernièrement, on a libéré la sexualité, en une démarche qui va vers la libération de l’individu: l’individu-citoyen, l’individu-ouvrier, l’individu-femme.

KJ: Je tiens en suspicion la notion de liberté. Je songe plutôt à une géographisation, un vissage. Je m’installe dans l’inceste avec la terre, la mère, la consommation. Tout ce que je fais était autrefois interdit et devrait l’être, donc chaque geste de consommation est une libération, parce que je sais qu’il est interdit.

Tout ce que nous pouvons faire, c’est jouir de façon incestueuse de tout par la consommation. Coincé dans ma jouissance de l’objet, je suis attaché à lui sans aucune liberté. « Autrefois, j’étais privé de cette jouissance, donc je suis libre aujourd’hui. » Mais je ne suis pas libre de me soustraire à cette jouissance.

CB: C’est l’aliénation; on peut pourtant s’y soustraire, en jouissant de la chose marchande et en devenant un sujet libre. Or nous sommes plutôt dans un rapport pervers à la chose marchande, y compris le sexe.

KJ: Sauf les Musulmans, qui s’y soustraient: ils coupent la radio, la télé, les cassettes –c’est scandaleux, et c’est pour ça qu’on a envahi l’Afghanistan.

CB: Ils suivent une autre logique.

KJ: Non: leur logique en est une de soustraction, au sens de « se soustraire à », mais par là, on entre dans la logique à laquelle on tente de se soustraire, on oublie sa propre logique. Les Musulmans sont ainsi entrés dans la logique occidentale.

CB: Par la négation.

KJ: Ils ont oublié leur identité islamique.

JMD: La médiatisation des choses en Occident s’oppose à la non-distance symbolique en islam, avec son collage à la lettre à laquelle nous ne croyons pas. Mais l’Occident vit une déréliction totale avec la multiplication des lois. Nous ne sommes pas régulés par la loi, mais par la limite que nous allons toujours chercher par le biais d’une consommation, par une destruction de l’objet, une opposition duelle s’opposant à une fenêtre tierce ouverte sur l’extérieur. On essaie par la symbolisation dans une logique occidentale, ce que l’islam ne fait pas. On se retrouve dans des systèmes où la liberté étouffe la libération, où l’individu étouffe l’individuation. Le tiers servant à conjoindre la centration de la loi pour réguler s’oppose au passage à la limite. Ne s’agirait-il pas de réintroduire une connexion entre médiatisation en Occident et statut de la lettre dans la parole et le verbe en islam, afin de trouver quelque chose de vivant? Autrement, on se débat chacun de son côté sans pouvoir s’en sortir, puisqu’il y a équivalence dans le tout. Il y aurait une réflexion à faire là-dessus.

CB: Comment pourrait-on dialoguer entre cultures?

JMD: Il y a un point de vérité dans la médiatisation et dans l’acceptation de la lettre comme vérité inatteignable, qui est acceptée comme telle chez les Musulmans et pas chez nous.

MB: L’islam et l’Occident sont-ils monolithiques?

KJ: Sûrement pas, mais il existe des logiques historiques générales qu’on arrive à repérer, et qu’à cette condition, il est possible de transcender. Nous avons parlé au 1er trimestre de la logique historique du XIXe siècle qui menait inéluctablement au capitalisme. Il  est étonnant de s’apercevoir que nous n’avons pas suivi ce processus jusqu’au bout, car avec 14-18, nous nous sommes concentrés sur des processus plus intérieurs, mais il existe des lignes historiques que l’on peut suivre. Faut-il reprendre la ligne des événements? Il existe une logique qu’on arrive à repérer; nous mènera-t-elle au désastre? On peut au moins mettre des mots sur ce qui nous arrive. L’équivalent intrapsychique de l’errance serait alors la parole.

JMD: Ce serait le point de rapport, d’intersection entre la lettre de l’islam et le symbole de l’Occident. Dans les deux processus, il y a des logiques à comprendre de manière négative, du point de vue structural, pour déterminer ce qui chez eux et chez nous n’est pas cohérent avec ce que nous projetons comme médiation par rapport à cela.

KJ: Il y a quelque chose à restaurer… Il y aurait une logique comparative à créer entre les deux mondes pour peut-être transcender les choses.

JMD: Nous tenons quelque chose.