Séance du 18 janvier 2008

totem britano-colombien
Faire corps : autour de Totem et tabou — De la horde à la cité : le sacrifice, antidote de la curée L’art d’accommoder les tabous Meurtre du père et chute des empereurs De la roulette russe au blocus cubain: mise en jeu, surenchère et retour sur terre

Faire corps : autour de Totem et tabou



KJ : La semaine passée, j’ai trouvé que nous avons eu une séance extrêmement intéressante …et le plus étonnant, c’est que nous avons continué la discussion dans la salle d’attente et qu’elle s’est enrichie par ce passage. L’idée qui a germé finalement à travers ce séminaire, c’est le constat que l’économique est désintriqué du psychologique à partir du moment où le rapport entre le propriétaire et l’objet est comme rompu ou suffisamment distancié.

Aujourd’hui, je vous proposerais la fameuse énigme dont je vous ai parlé la semaine passée à propos de Totem et tabou. C’est certainement un plaisir pour moi de lire des ouvrages aussi complexes et d’essayer de repérer l’endroit où l’auteur est souffrant, où l’auteur essaie de creuser quelque chose. Il y va par ici, puis par là, puis par là. Donc il y a comme un labeur de l’auteur qui est intéressant et qui me fait pointer l’oreille, m’indiquant qu’il y a comme une énigme à élucider.

L’énigme de Totem et tabou, telle qu’elle m’est apparue, c’est qu’on a affaire à des gens qui se réunissent pour manger un animal totémique et qui en offrent une part à un dieu qui est précisément représenté par cet animal totémique. C’est un peu comme si on proposait à Dieu de se manger lui-même. Il y avait quelque chose là qui me dérangeait et je pense que ça dérangeait aussi Freud. Il y a quelque chose de problématique dans cette façon de représenter le repas totémique. Autre chose qui m’intriguait, c’est comment Freud a fait pour sauter du repas totémique à la horde primitive et au meurtre du père de la horde. Parce que le père de la horde, l’histoire de la horde, il n’en parle qu’à la fin, et c’est comme si il y avait pensé tout le long du bouquin mais qu’il le balançait comme ça à la fin du livre, de façon un petit peu massive. Cela aussi m’a intrigué. Quel rapport y a-t-il entre le repas totémique et la question du père de la horde? C’est sûr que dans le repas totémique, on mange l’animal totémique et dans le meurtre du père de la horde, il peut arriver que l’on mange le père assassiné en question, mais cela ne parait pas suffisant pour faire un rapport entre les deux. Bref, j’ai travaillé là-dessus et je vous propose un certain nombre de solutions à ces énigmes.

Ce que nous dit Freud, c’est que les gens, lorsqu’ils font le repas totémique, trouvent un sentiment d’unité, le sentiment de faire corps, de ne faire qu’un. Je me suis dit qu’il ne va pas de soi que le fait de partager un repas rende les gens aussi cohérents. Après tout, quand des animaux se partagent une proie, ils se la disputent, ils ne la partagent pas. Au fond, par quel miracle le repas totémique fait-il une cohésion dans le groupe? Alors, la solution a été de dire que tout le long de l’année, ils n’ont pas le droit de chasser ou de tuer l’animal totémique, en tout cas de le consommer, et lors du repas totémique, ils n’ont pas plus le droit de le consommer, même s’ils ont l’air de le faire. La différence entre ce qu’ils font habituellement et le repas totémique, c’est que durant le repas totémique, l’animal totémique qu’ils ont chassé, ils l’offrent à l’autre, ils ne le consomment pas pour eux-mêmes; c’est-à-dire que l’interdit de la consommation de l’animal totémique n’est jamais transgressé en fait. C’est faux de dire que lors du repas totémique, il y a transgression de la règle qui est appliquée tout le reste de l’année. En fait, non, la règle est aussi appliquée lors du repas totémique, avec la différence que l’animal totémique que j’ai chassé, je l’offre à l’autre. Alors que le reste de l’année, puisqu’il n’y a pas de repas totémique, je ne peux pas l’offrir à l’autre. À présent, si on se dit : « je suis privé de l’animal totémique », mais comment,  par quel mystère, par quelle règle, par quelle instance, vais-je en arriver à  m’interdire de consommer l’animal totémique? De même, comment cela se fait-il que les gens se sont privés de leurs filles et de leurs sœurs pour les donner à autrui? Pourquoi y a-t-il eu cette décision? Après tout, coucher avec sa sœur ou sa fille, qui pourrait me l’interdire si je suis une famille perdue dans la brousse et que l’autre famille est à vingt kilomètres de là; il n’y a aucune instance qui pourrait me forcer à respecter l’interdit de l’inceste. Pourtant, il y a toujours quelque part un interdit de l’inceste. Pourquoi? De la même façon qu’il y a toujours un interdit de l’animal totémique. Pourquoi?

La solution vient de la façon suivante. Si l’animal totémique m’est interdit, c’est qu’à un autre moment, il aurait pu m’être permis. C’est-à-dire que l’interdit de l’animal totémique fait référence à la transgression justement. L’interdit ne fonctionne que parce qu’il y a cette éventualité de transgression qui reste présente. Une éventualité de transgression massive en arrière-plan s’oppose à l’interdit. Donc il y a l’interdit et la transgression qui viennent en même temps, qui adviennent en même temps. Et la transgression, comment peut-on la concevoir sinon comme une transgression de l’ensemble du groupe, puisque l’interdit est appliqué par l’ensemble du groupe, si bien que la transgression sera appliquée par l’ensemble du groupe et  par conséquent, derrière l’interdit de l’animal totémique, il y a une sorte de fantasme d’une transgression collective de l’interdit. Derrière l’interdit, il y a une sorte de fantasme collectif de dévoration de l’animal totémique. Au fond, le meurtre du père de la horde et tout ça est impliqué dans le fait même de l’interdit de l’animal totémique. Il y a comme une implication, une opposition, A et non-A. Un interdit collectif, une transgression collective. Ce que Freud découvre, en parlant de la dévoration du père après son assassinat, est impliqué dans l’interdit; il ne fait donc que découvrir une implication logique de l’interdit, en fin de compte. À supposer que l’on considère le repas totémique comme le don que fait chacun à l’autre de quelque chose qui lui est interdit à lui-même, on peut aussi concevoir ce repas totémique comme un don collectif que fait un dieu à tout l’ensemble. C’est le même mécanisme que celui du Père Noël.



De la horde à la cité : le sacrifice, antidote de la curée



MB : Ou de l’eucharistie. J’ai pensé à beaucoup de choses, d’ailleurs, en relisant Totem et tabou, ça faisait des années que je ne l’avais pas fait et dans le cas de l’eucharistie, c’est un peu le principe qui est renversé parce que normalement ce sont les hommes qui partagent un repas en fonction d’un animal totémique, et là c’est Jésus-Christ qui s’offre en tant que don aux hommes.

CR : C’est la dévoration à l’envers, parce qu’il donne aux hommes l’occasion de participer au don que lui il fait. Mais il ne faut pas mélanger les choses parce qu’il y a certainement des différences subtiles et décisives; c’est justement l’inversion de certains aspects décisifs du repas totémique tout en en conservant la structure. C’est souvent comme ça dans la religion biblique, où on rend certaines choses explicites précisément afin d’en déconstruire la logique et de changer le sens ou les apparences, alors je pense qu’il ne faut pas aller trop vite.

Mais j’aimerais prendre un exemple concret de repas totémique qui me venait à l’esprit : celui du culte circumpolaire de l’ours. Toutes les cultures arctiques sont centrées sur l’ours anthropomorphisé et sur un sacrifice de l’ours et un repas totémique dont la forme classique est celle qu’on trouve chez les Aïnous du nord du Japon. Ils élèvent l’ours depuis qu’il est ourson tout au long de l’année, avec des rapports très intimes et chaleureux, mais quand vient le temps du repas, on sacrifie l’ours et on mange le repas en présence de l’ours. Il y a la tête de l’ours qui préside au repas et c’est par le repas qu’on s’assure de la paix avec l’ours, un peu pour s’excuser de chasser l’ours en quelques sorte.

Et c’est souvent comme ça, les Amérindiens faisaient la même chose avec les bisons; en faisant ce repas totémique, on s’excuse, s’assurant ainsi que l’animal totémique va continuer à envoyer d’autres représentants. Car si lui est l’archétype, il va continuer à envoyer des représentants concrets qu’on va pouvoir chasser, mais ça va créer une dette parce qu’on se saisit quand même de ce qui procède de cette entité sacrée qu’est l’animal totémique. C’est pourquoi il faut l’offrir à l’animal déifié qu’il nous envoie pour que celui-ci continue d’en envoyer et c’est pour ça qu’il y a toutes sortes de tabous et de légendes à ce propos, expliquant comment les hommes ont établi la paix avec les animaux qu’ils chassent, comment ces rites ont été institués pour s’assurer que le rapport continu avec l’animal totémisé se poursuive en permettant au peuple de revenir à cette scène in illo tempore où c’est l’animal lui-même qui se donne. Donc en se donnant l’un à l’autre dans le repas totémique, je suppose qu’on se rattache au don même que fait l’animal de lui-même. Cela peut sembler paradoxal, d’ailleurs, mais on fait manger à l’animal une partie du bouillon qu’on a fait de sa chair! Cela évoque une sorte de cannibalisme pour nous, mais ça rejoint le paradoxe de l’eucharistie en modifiant certain de ses aspects. L’idée, c’est de faire participer à l’énergie du don, qui est celle du dieu; en fait c’est de la nutrition à l’envers. Ce n’est pas nous qui prenons possession de l’énergie nutritive de l’animal, mais plutôt l’animal qui nous la donne, qui nous remet son énergie par le même geste que celui par lequel nous nous saisissons de sa propre énergie. C’est le même geste de se nourrir, mais qui prend une autre valeur; si on nourrit l’autre, ce n’est plus un acte de saisissement, c’est un don, de telle sorte que ça peut devenir quelque chose qui unit plutôt que quelque chose qui isole.

MB : Ça devient la même chair, à la limite.

CR : Tout à fait, parce que si c’est donné, ce n’est plus individualisé, même du point de vue de l’animal, donc ça crée une continuité entre tout ceux qui participent à ce don en le recevant et en le donnant, d’où la communauté que cela crée, que cela consolide. Du moment que ce n’est plus pour soi, cela ne sépare plus, mais unit plutôt.

MB : Mais à ce moment-là, c’est un animal archétype, alors qu’avec l’animal totémique il y a le tabou, on ne peut pas le manger. Tandis que dans le cas des Amérindiens, les Cris en particulier pouvaient consommer de la viande d’ours, par exemple, toute l’année, il n’y avait pas de tabou ou d’interdit et il y avait ces repas… Ils n’avaient pas le droit de tuer une bête enceinte, de tuer un petit d’animal, pour une surconsommation. Tuer pour le plaisir était strictement interdit et il y avait tout un rituel; ils devaient demander pardon à l’animal avant de le dépecer. Ce n’était pas un animal totémique au sens strict, dans la mesure où il n’était pas interdit; il n’était pas tabou, mais quand même, il y avait un rituel, pour dire à l’animal : «Je dois te tuer pour manger, mais par contre assure ta reproduction pour que je puisse survivre moi et mes fils et les générations qui vont suivre.» C’est un peu perpétuer l’animal pour perpétuer la race humaine.

CR : Mais la participation est obligatoire quand même. Le sacrifice devait être unanime. C’était très important cette dimension d’unanimité, car l’interdit comme le totem concerne tout le groupe. Moi je suis plutôt d’accord avec René Girard, qui voit dans ces phénomènes la trace ritualisée des conditions ponctuelles aux origines d’une société, où la horde existe dans une sorte de scène de lynchage où tous les désirs convergent sur le même objet, si bien que tout le monde se met à ressembler à tout le monde et à être rival de tout le monde. Et à mesure qu’ils deviennent plus rivaux, ils deviennent plus semblables, tant et si bien que les choses dégénèrent dans une hystérie de foule, jusqu’à ce que la crise soit résolue quand il y a une victime qui tombe. C’est elle qui permet que toutes les énergies soient en quelque sorte concentrées et dégagées de leur confusion meurtrière. C’est qu’elle est le bouc émissaire qui a capturé toute l’énergie d’agressivité pour ensuite, par sa mort, permettre que la paix soit rétablie; c’est là la source de l’ambivalence du sacré et du profane, du totem et du tabou. Enfin du tabou, qui est toujours une conjonction d’interdit, d’obligatoire et de néfaste, de choses qu’on veut éviter et d’autres dont on a absolument besoin. On craint le retour de cette crise sacrificielle d’indifférenciation des désirs centrés sur le même objet, cette espèce de mob scene collective qui arrive dans les sociétés et qui les unit précisément dans la mesure où ce n’est plus un chaos d’individus, car tout finalement converge dans un meurtre où toute confusion se dissipe et se résout parce qu’il y a eu sacrifice. Le mot « sacrifice » veut dire « rendre sacré », c’est-à-dire tabou. On rend tabou dans la mesure où il y a un être qui a absorbé tout ce qu’une communauté avait de destructeur et d’agressif et a donc rétabli la paix, devenant la référence sur laquelle toute la société trouve son unité par-delà des rivalités continuelles et menaçantes, qui lui demeurent sous-jacentes, d’où l’institution de règles minutieuses pour les canaliser, car ces désirs mimétiques peuvent toujours resurgir, leur mimétisme structure tous les désirs, même et surtout les plus intimes, que ce soit le sexe ou la nourriture. Tout cela doit être régulé de façon à canaliser la violence du désir vers certains objets, de la transfigurer pour la pacifier.

MB : Le désir ou la source de vie aussi, parce que dans le cas d’un animal totémique, ça va encore, puisqu’on prend un animal, mais dans le cas d’un sacrifice humain pour assurer la pérennité du soleil, c’est le même principe, sauf que c’est un des tiens que tu sacrifies pour que l’ensemble puisse vivre et bénéficier du soleil.

CR : Mais probablement que les animaux sont souvent les substituts qui sont dus à la place des humains…

MB : Oui… Ça n’a pas toujours été des animaux, ça peut être des animaux ou des humains.

CR : Parce que de toute façon, c’est une trace d’une agressivité intraspécifique à l’intérieur de la communauté humaine, mais qui doit avoir certaines continuités ou équivalences ou possibilités de substitution avec le monde animal, par exemple, ou le monde naturel en général, une association qui est créée entre un de ses éléments et la victime de la scène sacrificielle, qui est précisément une émeute. Au milieu de l’espèce de transformation collective qui survient subitement au moment où la crise se résout par une violence centrée, pour faire l’unanimité, on est entraîné à associer ça à quelque chose qui frappe l’imagination de tout le monde. C’est probablement comme ça  que les dieux naissent en quelque sorte, avec les attributs parfois hétéroclites qui les caractérisent.

MB : Oui mais je pense qu’il y a deux choses qu’il ne faut pas mélanger. Il y a d’un côté les bienfaits qu’on veut attirer de la nature et les sacrifices qu’on fait pour les récoltes ou quoi que ce soit pour que la collectivité puisse continuer et de l’autre côté l’interdit de l’inceste. J’ai fait mon mémoire de maitrise sur les fous, les clowns et les rituels carnavalesques d’inversion sociale et tout ça m’a amenée jusqu’aux rituels charivariques qui sont très primitifs, qui datent de l’aube du l’humanité.

CR : En même temps c’est très récent; ça ne fait pas longtemps que c’est disparu.

MB : Ils existent encore aujourd’hui, intégrés aux fêtes de mariage. Et autre chose, par exemple, les femmes tondues parce qu’elles avaient couché avec l’ennemi, parce que c’est tabou de coucher avec l’ennemi, on peut décoder cela encore aujourd’hui; il y a des rituels charivariques primitifs dont certains consacrent, légitiment les unions. À la base de ces derniers, on trouve toujours le droit de propriété. Attention à ma propriété, moi je veux savoir de qui est le bébé! À l’origine, c’est une question de nomades versus sédentaires.  Quand tout le monde était nomade, tout le monde couchait avec tout le monde et ça n’avait pas vraiment d’importance. (…)

Avec la sédentarisation, j’ai besoin de savoir de qui est le bébé et c’est à ce moment-là que sont instaurés les rituels pour consacrer une union licite qui répondait au besoin d’affirmer son droit de propriété, sur la chose et sur la descendance. Prenons comme exemple de charivari celui visant une femme qui commet l’adultère. Dans toutes les sociétés ou presque, il y a une forme de rituel punitif : elle peut être attachée, être promenée sur un âne, si elle a couché avec l’ennemi elle peut être tondue, elle peut être exclue de la communauté, on peut lui couper le nez, pourquoi? Parce qu’elle a fauté. La femme qui a fauté, qu’est-ce qu’elle fait?  Dans le fond, c’est la femme qui possède son ventre et qui sait de qui en est le fruit; le père ne peut pas s’en assurer. Donc, le désir d’imposer la mainmise sur la femme, c’est celui d’imposer la mainmise sur le ventre pour que le fils premier-né qui prendra possession de la terre soit vraiment le sien, pour que je ne donne pas la terre à mon voisin. C’est ça dans le fond.  Et on ne couche pas avec une telle ou avec une telle parce qu’il faut que la terre revienne à des gens du même clan.

CR : Ça c’est l’extension du charivari, mais le charivari en tant que tel semble faire appel à quelque chose de primitif dans la mesure où c’est une protestation collective contre un mariage qui n’est pas fait selon les règles, avec une femme qui est plus vielle…

MB : Oui, avec une femme qui est plus jeune, ou plus vieille, ou à la limite avec un homme qui est trop vieux pour engendrer des enfants. Les unions sont consacrées à l’intérieur du clan selon des règles très circonscrites qui peuvent changer d’une culture à l’autre, mais c’est toujours la même chose : tu dois coucher avec une femme qui peut avoir des enfants, tu dois avoir un mari approprié, et ça doit rester dans le clan ou dans un clan voisin ou ami, tu n’a pas le droit du coucher avec un clan ennemi, etc.  Dans les rituels charivariques, tu peux venir faire de la musique sous les fenêtres de la femme, et si tu n’es pas content de l’union, tu accroches des casseroles au véhicule ou tu fais un tintamarre sous sa fenêtre. Je me suis intéressée à ça à cause des clowns parce qu’isl faisaient des entrées charivariques. Ils faisaient beaucoup de bruit, pour dire au public : je vais établir le désordre ici. Et on ramènera l’ordre par la suite.

CR : C’est la résurgence de ce que tous les tabous cherchent à réprimer : cette situation de crise sacrificielle, de horde, d’indifférenciation, qu’évoquent les inversions carnavalesques. On montre ce que la société s’efforce de réprimer tout le reste de l’année. On le laisse ressurgir au fond pour que tout le monde devienne également coupable, pour que tout le mode puisse également se libérer de la faute par la résolution de cette crise. Ainsi, le carnaval précède immédiatement le Mercredi des Cendres qui va commencer le processus par lequel la société rentre dans l’ordre en son principe divin. Mais il faut que les passions les plus désordonnées qui menacent la société aient pu se donner libre cours pour reconstituer l’unité de la société dans le chaos avant de la refonder sur l’ordre. Parce que les deux sont intriqués. L’ordre, c’est une canalisation des énergies du chaos et le chaos est une désagrégation des énergies de l’ordre.

(…)



L’art d’accommoder les tabous

KJ : Écoutez, moi j’en viens en vous écoutant à reformuler les choses que je vous ai dites tantôt.

MB : Il y a juste une question que j’aimerais vous poser.

KJ : Allez-y.

MB : Le problème de la pomme. En relisant des notes sur l’intrication, je me suis dit : c’est une médiation à trois. Je me disais; la mère elle, qui a tendu la pomme à Adam, elle a transgressé, elle a médiatisé, elle a tendu la pomme à Adam. Pourquoi est-ce que les deux ont été punis à ce moment-là? Parce que c’est vrai qu’il y avait un interdit!  C’est un bien collectif, ils étaient deux, les pauvres, ils n’avaient pas le choix, il y avait pas grand monde autour.

CR : Ils avaient le choix; ils avaient tout, justement. Ils n’étaient pas dans une situation de besoin. Il est même explicitement dit qu’ils avaient tout ce dont ils avaient besoin. Seulement, il y avait un interdit visant à maintenir l’abondance absolue et sans faille. Et ils ont quand même violé l’interdit.

MB : Elle a violé, lui est devenu complice, il y a quand même une médiation là-dedans; c’est du moins mon interprétation…

KJ : C’est vrai que ça peut être vu comme un simili-repas totémique… Mais le concept de pas-pour-moi mais pour l’autre peut s’appliquer dans ce cas-ci, puisque Ève ne prend pas la pomme pour elle mais pour la donner à l’autre. Donc il y a un repas totémique sans transgression puisque ce n’est pas pour moi que je prends la connaissance, mais pour l’offrir à l’autre.

CR : Sauf que là, la déité est laissée en dehors de l’équation. Au fond, soit c’est un faux repas totémique puisqu’on exclut le sacré qui le sous-tend, ou bien, ça nous montre quelque chose d’ambigu dans la nature même du repas totémique, puisqu’en fin de compte, c’est une forme d’égoïsme social.

(…)

MB : Dans le cas où on mange de la chair de l’animal totémique en lui disant : « on va manger tous tes petits frères parce qu’on a besoin de survivre », l’animal qui est totémique n’est pas vraiment tabou. Dans l’autre cas, tu ne manges pas…

Excusez-moi, il y a quelque chose d’autre qui me vient à l’esprit, parce que j’organise des dîners de classe avec des étudiants et essayer d’organiser une classe dans laquelle il y a des Musulmans qui ne mangent pas de porc et ne peuvent pas s’asseoir à la même table que les Chrétiens, des Juifs qui ne peuvent pas manger de porc non plus et qui ne peuvent pas manger de crustacés, des Jains qui ne peuvent pas manger quoi que ce soit de vivant, des Hindous qui ne peuvent pas manger de vache…

(…)

On essaie de recréer une atmosphère de convivialité (…) avec tous les tabous possibles…

CR : Même les sociétés monoculturelles primitives avaient une complexité qui vient de cela. Elles comportaient toutes sortes de tabous qui sont surgis de façon plus ou moins anarchique et il a fallu les concilier les uns avec les autres par des combinaisons compliquées… C’est en quelque sorte la situation primitive qu’on retrouve dans la société multiculturelle avec ses accommodements raisonnables..

KJ : Tout à fait, le polythéisme, c’est ça…

CR :  Chacun à ses tabous, les Américains ont leurs pet peeves… Chacun fait ses listes de ce qu’il ne peut pas supporter…

MB : Puis on confie ça à l’ordinateur qui doit démêler logiquement.

CR : (…) La cigarette était un lien social et c’est devenu un tabou. C’était quelque chose qui créait une communion, par une sorte de don : le tabac est l’objet d’un sacrifice qui crée un lien avec le dieu pour les Amérindiens, grâce à la fumée comme échelle vers le ciel.

KJ : Alors je vous propose la chose suivante. On a ici a une représentation qui n’est pas celle du repas totémique, de la dévoration du père de la horde ou du partage d’une proie.

CR : Oui, on n’est pas obligé d’entrer dans la mythologie de Freud. S’il y a sacrifice, la mesure dans laquelle il est relié au père est tout à fait contestée et contestable…

KJ : Oui, et contingente aussi. Alors nous avons des individus qui se précipitent sur une proie dans le but de la prendre et de la prendre pour eux, chacun pour soi. (…) Dans l’idée de comparer ça aux formes de la valeur chez Marx, si j’exerce la négation sur ce processus, je dois d’abord nier le pour-moi, donc je veux un non-pour-moi, soit un pas-pour-moi et un non-prendre qui estle donner. Le dieu ou le personnage mythique en vient à se donner ou à donner au lieu d’être dévoré par les membres de la tribu, mettons. Alors, ici, nous avons comme une inversion du prendre puisque ça devient le dieu qui se donne. Le Père Noël qui donne, c’est Jésus-Christ qui se donne; en tous cas, toutes les formes de don de soi du divin. Mais il nous faut aussi caractériser le pas-pour-moi.

CR : Sur la scène primitive, le moi est rarement une pure unité. Il est toujours inscrit à l’intérieur d’un réseau de gradation ou de relation avec un moi plus large qui est clanique ou phratrique ou tribal, et n’est donc pas purement individuel. C’est pour ça qu’il faut passer par toutes sortes de médiations pour éviter le moi, qu’il faut passer par les différents degrés du moi collectif pour passer à un autre collectif. Ceci pourrait expliquer beaucoup de ces structures qui sont tellement intrigantes dans les systèmes d’interdiction de l’inceste…

KJ : Oui, là où c’est l’ensemble du clan qui interdit de quelque chose…

CR : Dans la mesure où le clan est un moi collectif, il faut complètement éviter tous les individus de ce clan pour avoir des rapports sexuels et matrimoniaux seulement avec les individus d’un autre clan.

(…)

Je voudrais proposer une sorte de formulation schématique qui pourrait aider à voir la distinction. Un premier schéma est centripète individuellement et centrifuge socialement, tandis que le second schéma, celui du don, est centrifuge individuellement et centripète socialement.  Centripète pour l’individu, c’est-à-dire que si on prend pour soi en tant qu’individu, il n’y a plus de centre pour l’ensemble de la collectivité; c’est chacun pour soi. Alors si on inverse le courant, dans le second schéma qui est centrifuge pour l’individu, on ne prend pas pour soi mais on donne pour les autres, on donne à d’autres en particulier, ce qui fait que l’ensemble des individus a un centre dans la mesure où chacun se centre sur l’ensemble que forme le réseau de leurs échanges. Ce centre n’est pas nécessairement ponctuel d’ailleurs; c’est plutôt que les choses circulent. C’est moins un point au milieu qui serait un dieu monothéiste par exemple, que la structure diffuse dans l’ensemble du cycle du don qui crée le tout cohérent.

KJ : C’est au fond un système réticulé, en réseau.

CR : C’est peut-être encore trop carré, alors que c’est la circonférence, la cyclicité de l’affaire qui produit un effet de centre et le foyer de cette sphère, c’est le divin, le sacré. Donc la circonférence serait le social et le sacré serait le foyer, qui est parfois littéralement un foyer où on sacrifie, ce qui permet à ce cycle d’avoir un centre virtuel qui fait tenir ce qui par ailleurs circule dans tous les sens, en quelque sorte…

(…)

KJ : Écoutez, permettez-moi une remarque très surprenante en passant, qui n’a peut-être aucune signification. Prenez ce schéma, qui a l’air complètement décentré et reliez ce point à ce point, ce point à ce point, ce point à ce point et faites ici aussi la même chose. Petit a-petit a, petit b-petit b, petit c-petit c, petit d-petit d. Amusez-vous à obtenir le résultat; c’est quoi? Ça donne une forme géométrique particulière très sympathique, qui est celle-ci : le tore et avec lui le trou vide du bon dieu! C’est amusant hein!

CR : J’allais dire que ça fait comme un beigne… Mais c’est tout à fait taoïste: le moyeu vide qui permet à la roue de tourner. Ce n’est pas farfelu du tout; ça explique comment un réseau de relations qui a l’air linéaire comme ça en fait crée une structure cyclique, mais dans une autre dimension…

KJ : Dont on n’a pas conscience. Donc on pourrait supposer si vous voulez que dans la conscience collective, il y aurait cette opposition que chaque collectivité reformule à sa façon et que c’est de la tension entre ces oppositions que pourrait naître éventuellement l’interdit, l’interdit de l’inceste, ou l’interdit de consommer l’animal totémique pour soi… On pourrait très bien imaginer que chaque sujet d’une collectivité donnée maintienne dans sa conscience les deux éventualités et les fait balancer sans cesse. 

CR : Car en même temps, cela est extrêmement polarisé entre toutes sortes de monstruosités violentes et puis un ordre divin inflexible, ces deux pôles pouvant permuter l’un dans l’autre à tout moment… Disons que le contraste ou ce caractère de permutation s’atténue avec le temps dans la mesure où ces deux aspects du sacré semblent se désintriquer; on les met plutôt à part alors qu’à l’origine ils peuvent toujours basculer l’un dans l’autre, mais pas arbitrairement, pas par confusion mais au contraire, parce qu’ils sont aussi étroitement liés que les particules négatives et positives dans l’atome… C’est une tension fusionnelle, ce serait comme une explosion atomique, quoi.

MB : Il y a quelque chose qui vient de me sauter aux yeux. Si on veut faire des repas totémiques, bon, je vous invite chez moi pour un repas totémique…un repas ensemble…Il y peut-être un monsieur à qui je demanderais s’il est chrétien ou musulman, pour savoir si je peux faire du porc. S’il me répond qu’il est chrétien, je n’ai pas de problème, je peux faire ce que je veux à manger, on peut partager ensemble, se donner de l’amitié, du réconfort, etc. Mais ça devient compliqué quand j’invite des gens qui ne sont pas de mon clan chrétien. Ce que je veux dire, c’est que ces règles là, les interdits les tabous etc., ça fonctionne tant qu’on reste entre gens qui partagent les mêmes tabous et interdits. Mais ça devient compliqué quand il y a friction entre plusieurs interdits.

KJ : Comme dans votre classe.

CR : Mais les clans surgissent (…) au gré de circonstances tout à fait contingentes par lesquels ils ont résolu une certaine crise en adoptant tel animal, telle créature comme totem. Mais en même temps, ils font partie, soit parce qu’ils étaient liés à l’origine ou parce qu’ils en viennent à s’associer, d’un groupe plus large où il leur faut concilier leurs interdits avec ceux desautres (…).

MB : Oui mais si toi tu es suis du clan des McTavish et moi du clan des Macintosh, ne t’avises pas de porter mon tartan!

CR : Oui mais chacun a son tartan justement. C’est de départager leurs prétentions contradictoires qui est le défi. Par exemple, la société celtique primitive était soudée par certains repas totémiques saisonniers, comme à Samhain, l’Halloween, le Nouvel An celtique. C’étaient de grands repas centrés sur le porc qui était l’animal sacré des Celtes et il était très important à la cour du roi de la tribu qu’il y ait une sorte de hiérarchie sur laquelle on pouvait s’entendre à la grande table; autrement, les différentes prétentions à s’asseoir au haut de la table près du roi risquaient de dégénérer en bagarres épouvantables. C’est pour ça que l’historien de la cour avait un rôle décisif pour établir les titres que les nobles avaient à être à la table du roi. D’où la prégnance du mythe arthurien de la Table Ronde où tous les nobles convives sont égaux, à la même table qui devient un modèle d’unité sociale dans la conscience mythique de l’Europe, une sorte de société idéale conciliant aristocratie et démocratie en établissant l’égalité par le haut.  Ça vient de là, ça vient de cette situation primitive où il y a toujours cette contestation possible de l’ordre de préséance entre les différents clans au repas totémique où toute la société ne fait qu’un. Il y a cette dissension entre la différence et l’unité qui fait que se pose la question de savoir comment réconcilier les deux.

MB : Ça peut toujours aller à l’intérieur d’une même société où il y a plusieurs clans mais où ceux-ci forment quand même un ensemble. Mais invite un Romain à ta table…



Meurtre du père et chute des empereurs

KJ : Avant le meurtre du père et la dévoration de sa dépouille, il y a quelque chose de comparable à ce que vous décrivez, Mathilde. C’est-à-dire une sorte de multiethnicité avec un élément unificateur qui maintient cette multiethnicité. Et supposons maintenant qu’un ou deux ou trois ou quatre de ces clans décident de tuer ce père-là, et c’est là qu’on se retrouve dans la problématique que vous posiez tout à l’heure. Comment concilier les interdits de chacun? Et on se retrouve dans une situation où chacun est séparé de l’autre. C’est-à-dire dans la situation que nous avons vécue en Occident qu’est le nationalisme… CR : Avant ça, il y avait déjà eu les guerres de religion, jusqu’à temps qu’on trouve une solution pragmatique avec la Paix de Westphalie, le droit des gens et la souveraineté nationale. C’est l’étape avant les nations, en quelque sorte : l’État plutôt que la religion, que l’appartenance religieuse, qui en a pris la place en 1648… Ensuite on a mêlé les nations à ça, on a ramené un élément plus social à ça, mais ce sont autant de façons de gérer cette perte d’unité qui est arrivée en Occident avec l’effondrement de l’unanimité religieuse…

KJ : De l’Empire romain germanique, de l’Empire romain grec…

CR : De l’Empire romain tout court.

(…)

KJ : Ce qui est fascinant, c’est que Totem et tabou a été écrit en 1912 et a été publié en 1913 : pile avant la guerre de 1914 qui a vu donc la destruction…

CR : Du système des Traités de Westphalie. Du droit des gens, et on est entré dans l’ère de la guerre civile européenne généralisée et mondiale. Du droit des gens qui régissait les rapports courtois entre les nations mêmes belligérantes, on est passé au régime de la guerre totale. Avec la mobilisation totale de la société sur tout les plans, psychique, économique, autant que politique. Donc on a retrouvé une scène primitive à l’échelle d’une civilisation planétaire.

KJ : C’est ça; donc l’Europe était là avec quatre ou cinq empereurs, qu’on zigouille l’un après l’autre, l’empereur de Russie, l’empereur ottoman…

CR : Ou tout simplement détrôné….il n’y a qu’un seul qui a été assassiné.

KJ : L’empereur d’Allemagne, l’empereur d’Autriche-Hongrie… Mettons qu’on a ici un empereur, l’empereur ottoman, il protège un certain nombre de communautés qui existaient entre elles… Il meurt, chacune de ces communautés se retrouve totalement isolée. Elles vivent chacune dans leur fantasme fondateur, qui fonde en même temps leur isolement et leur cohésion : cette scène de dévoration primitive. On peut parler d’une régression qui est en même temps une fondation. C’est-à-dire qu’on régresse vers une situation haineuse, dévoratrice, etc., qui est en même temps fondatrice. Et ce qui est particulier de surcroît, c’est qu’on se retrouve isolé dans un système purement maternel, sans père.

MB : Je ne vous suis pas…

KJ : Parce que ma définition ici, c’est mon appartenance. À partir du moment où le père suprême unificateur est mort, je reste coincé avec chacune des mères parce que là nous avions une mère ici, une mère ici, une mère ici avec un empereur polygame qui protège chacune des futures nationalités.

CR : Les femmes de son harem.

KJ : C’est ça. Alors l’empereur meurt, et les femmes du harem avec toute leur trâlée d’enfants se retrouvent chacune toute seule.

CR : À se chamailler entre elles….

KJ : On se retrouve dans une situation unimaternelle où chacun des frères, fils de la mère, se considère comme ayant déjà dévoré le père. Donc la situation qu’on pensait être à deux faces se retrouve ici à trois faces. On peut même ajouter une quatrième face.

MB : Est-ce que je peux apporter une autre explication? Dans le cas où il y a compromis entre divers clans, où on s’entend pour un ennemi commun et qu’on dévore le totem ou le père ou la puissance ou le dieu ou n’importe quoi pour qu’il nous remette des bienfaits, ça va. On s’entend là-dessus. Dans le cas où il n’y a pas dévoration, toutes les entités s’en vont chacune de leur coté et c’est le chaos. Il n’y est plus question de mère ou de père, il est question de chaos total. Pourquoi? Parce que les membres, hommes ou femmes ne se sont pas entendus pour ne pas confondre les chairs de l’entité suprême, du totem, de la puissance…avec ce qu’ils sont.

KJ : Tout à fait. C’est-à-dire que c’est une déroute tellement totale que les gens se raccrochent aux seuls éléments qui leurs restent, soit d’être les fils de la même mère. Et c’est au nom de cette planche de salut qu’est la mère que je me mets à tolérer mon frère (…). Je ne tolère pas les frères du même père mais d’une autre mère; alors pourquoi est-ce que je tolérerais mes frères directs? Si je tolère mes frères directs, c’est parce que ma mère me sert de planche de salut et que je suis bien obligé de supporter, de tolérer ces enfants, sinon elle ne m’accepterait pas, d’une certaine façon. Mais par contre, ceux d’une autre mère, je m’en fous. Je peux les trucider tant que je veux puisque je garde une mère qui me sert de planche de salut. Donc effectivement, la mère joue un rôle important, car c’est la seule assurance qui me reste, au fond.

MB : Oui, au niveau symbolique, mais dans la réalité —je songe au récent éclatement des Balkans, mais on pourrait dire la même chose de l’éclatement de l’empire soviétique, tant qu’il y a eu une force de cohésion pour faire tenir tout ça ensemble par la violence, ça a pu aller. Du moment où cette force disparaît, même sans qu’on décide de le tuer, Tito mort, le chaos s’est installé. On a cherché des prétextes pour que ça pète et on en a trouvés. Donc ça peut tenir tant que la force s’impose, et là, c’était une force qui s’imposait de l’extérieur, ce n’était pas un animal totémique qu’on honorait. Tito, c’était une mainmise, une imposition, une force brutale. Il y a quelque chose qui ne relève pas du don, dans ce cas-là.

CR : C’est la situation moderne; on n’est plus dans le symbolique mais dans l’idéologie.

MB : Oui bien moderne, moderne….l’éclatement du Saint-Empire romain germanique pour des raisons X Y Z, l’éclatement de tous les empires, tant qu’il n’y a plus de force qui maintient les choses en place, qui ne sont plus de l’ordre du don mais de l’ordre d’une imposition, à ce moment-là, si il n’y a pas cohésion à la base, les choses éclatent.

CR : Oui, mais c’est qu’au–delà de la modernité, il devient de plus en plus hasardeux de recréer cette unité. C'est-à-dire que les bases mêmes de la possibilité d’un symbole unificateur s’estompent. Il faut investir de plus en plus d’énergie émotive ou institutionnelle pour faire un simili-sacré, mais celui-ci n’a plus de force propre, qui doit justement être imposée par une organisation industrielle, de la propagande étatique ou des moyens hétéronomes de cet ordre.

MB: (…) L’Afrique est un exemple triste qui a été fait par les Européens qui se sont découpés l’Afrique sans respecter les clans initiaux qui y habitaient et aujourd’hui on en voit la résurgence (…).

KJ : Écoutez, je vous suis très bien,  à chaque fois que vous intervenez vous préparez une étape suivante très intéressante…Ce que je voulais mettre en valeur ici, ce sont des concepts lacaniens en vous disant que il y aurait ici un certain réel, le réel de la dévoration qui est une sorte de passé mythique et honni qui a un caractère effrayant, alors qu’ici, nous aurions à faire d’une part à ce que Lacan appellerait l’imaginaire et d’autre part au symbolique : c’est le schéma réticulé.  Le symbolique, c’est le système des échanges de signifiants et l’imaginaire, c’est le fantasme collectif que quelque part, un dieu pourvoit à nos besoins et nous donne…

CR : Le Grand Autre?

KJ : Oui. Le Père Noel, tiens. Donc quand vous parliez de Tito tout à l’heure, Mathilde, il ne faut pas surestimer le caractère violent de ces empereurs parce qu’un des grands secrets de leur puissance est imaginaire. Ils incarnent une image pérenne qui est un facteur de cohésion auquel tout le monde aspire à condition que tout le monde soit assuré que tout le monde y aspire. Mais il faut que tout le monde soit convaincu que tout le monde le respecte parce que si on a des doutes, la propagation de l’irrespect est très rapide. Donc l’imaginaire a un caractère total, globalisant et ne doit pas comporter de failles. Il doit avoir un caractère parfait, hiératique. S’il y a la moindre tache dans cet imaginaire là, ça pose problème parce que c’est une tache qui peut rapidement dégénérer.

MB : Et dans le deuxième cas? Dans le cas du réel, que vous opposez à l’imaginaire?

(…)

CR : Au fond, les Balkans, c’était un peu le retour au réel, sauf que ça procédait en inventant des rivalités. C’étaient des gens qui vivaient en parfait voisinage se sont inventé des rivalités qui n’avaient aucune base dans leur réalité. Là l’imaginaire a pris le pas sur le réel. On s’est inventé des raisons de se haïr à mort. À quel besoin cela répondait-il?

MB : Peut-être des besoins économiques…

CR : Non non non… Ce n’est pas ça qui motive les gens à s’entre-égorger, à se torturer quand ils parlent la même langue, ils ont le même mode de vie, ils s’habillent de la même façon, ils s’entremarient, ils sont allés à la même école, ils travaillent ensemble…

(…) Par exemple, un écrivain comme le Prix Nobel Ivo Andric qui a grandi à Sarajevo sous l’Empire austro-hongrois, c’est l’exemple d’une situation impériale qu’on trouvait beaucoup dans l’Empire ottoman aussi, où ces différentes lignées ethno-familiales coexistaient en bonne intelligence; il est certain que, pour certaines choses, elles étaient repliées sur elles-mêmes, mais dans le quotidien les liens étaient cordiaux… L’uniformité se trouvait dans un domaine limité, celui du familial, mais dans les autres domaines, il y avait une superposition, une interpénétration conviviale, en tous cas une bonne intelligence; il n’y avait pas nécessairement cette espèce d’obsession d’une coïncidence de l’ethnie avec la nation, avec l’État, avec une économie pour aller avec éventuellement… Les nations, comme on appelait les communautés ethniques sous l’Empire ottoman, c’est sûr qu’elles étaient soumises à des régimes spécifiques qui les isolaient les uns des autres jusqu’à un certain point, mais, ceci étant donné, elles n’en étaient pas à s’entre-déchirer; il y avait une certaine rivalité à l’intérieur de certaines règles… Ce n’était pas cette exigence absolue de noir et de blanc… Ce n’était pas une situation de guerre civile, précisément. Il y avait des distinctions et des différences, mais dans un espace civique ou social commun.

KJ : Je dirais que ça, c’est effectivement un mystère. Mais c’est un mystère dont on peut lever un peu le voile en disant que quand le prince meurt, il est supposé dévoré, si bien que les enfants de ce prince se retrouvent coincés avec le maternel, avec la mère. Et comme cette mère n’a pas de contrepoids puisque le père est mort, elle devient surpuissante. Elle est donc capable de gouverner leurs désirs de façon absolue.

CR : Et son régime est celui du nourricier, de l’auto-identification, alors que le régime symbolique, c’est celui qui est institué par le père. Donc on revient à une situation où tout est ramené au réel, au littéral, il n’y a plus ce passage par la loi, par une distanciation par rapport à ses propres désirs qui permet à des gens (..) de mères différents de vivre sous une loi commune dans un ensemble commun. On en arrive ainsi à une identification au premier degré avec son groupe, sans distance.

KJ : Et cette identification au groupe donne une puissance infinie au maternel, qui peut gouverner mes instincts et mes pulsions de façon absolue. Or cette situation est mortifère. Elle est littéralement intolérable. (…) Tous les gens qui en arrivent à être coincés dans une situation comme celle-là font l’impossible pour en sortir et seraient prêts à sacrifier leur vie à chaque minute plutôt que d’y rester. Chacun a sa méthode pour en sortir. Et une des méthodes les plus fréquentes, c’est la diabolisation de l’autre. Parce que si je parviens à m’opposer à l’autre ou à le mener à un combat individuel où chacun de nous risque sa vie, le risque de la vie que je prends grâce à cet ennemi suffisamment gentil pour se battre contre moi me permet de lever la tête face à la surpuissance de la mère.

MB : Ou on peut expliquer ça d’une autre façon. Les petits singes vont bien s’entendre eux, ils vont être gentils, même si c’est un petit singe islamique, même si c’est un singe chrétien ou juif, ils vont bien s’entendre tant qu’il y a bien des bananes. Mais du jour où il y a pénurie de bananes, ils vont s’entretuer pour le reste des bananes.

CR : Je crois que ce n’est même pas vrai pour les vrais singes. L’expérience est bien connue : le petit singe nourrisson auquel on donne le choix entre une mère en grillage de fer qui a un biberon dessus lui permettant de se nourrir et une autre qui est recouverte de fourrure, il va aller s’agripper sur celle qui a la fourrure mais pas de nourriture… Il y a ici quelque chose de plus profond que l’instinct nourricier...

(…)



De la roulette russe au blocus cubain: mise en jeu, surenchère et retour sur terre

KJ : (…) Je dirais que la question économique se pose seulement dans la mesure où il n’y a plus tout à coup d’économique possible. Je veux dire par là qu’à partir du moment où il n’y pas d’interdit, où il n’y a pas d’animal totémique interdit, il n’y a pas de support ou de mesure de la valeur économique. Donc l’idée même d’économie disparaît lorsqu’il y a ce système de dévoration collective sans interdit. Mais c’est un manque fictif parce que ça devient un manque de valeurs et non pas un manque d’objets; un manque de capacité de donner de la valeur aux objets. Pourquoi? Parce que si on se rappelle les réflexions qu’on a eues dans les séances précédentes, on se disait que pour que quelqu’un se détache de son objet, de sa propriété, il existe deux façons; soit par la menace, soit par la séduction. Et la façon la plus facile, c’est la séduction: « Je te présente un animal totémique que je suis seul à pouvoir te donner puisque toi-même tu ne peux pas le chasser pour toi-même; donc moi, autre que toi, je peux te donner cet animal totémique et aucun de nous deux ne sera transgresseur d’une loi. Alors je te donne cet animal totémique à condition que tu me donnes ton objet. Toi, de ton coté, si tu veux, tu peux aussi chasser une animal totémique et me le donner, moyennant quoi je te donnerai aussi quelque chose ». L’interdit de l’animal totémique devient ainsi l’unité de valeur qui permet aux objets de prendre de la valeur; en fait, qui permet aux objets de se détacher de leur propriétaire. Quand il n’y a plus d’animal totémique et qu’on dévore librement l’animal totémique, il n’y a plus d’échange possible, si bien qu’il n’y plus d’économie possible et que l’économique s’écroule.

CR : Il n’y a plus d’échange pacifique, mais il y a de la prise au tas, de la rapine.

KR : Éventuellement. Donc on tomberait dans la menace. Un de mes copains, Rawi Hage, qui a publié en 2006 un premier roman sur la guerre du Liban, qui est une guerre de rapine, où les gens sont là pour se piquer des choses et s’enrichir outrageusement dans des trafics d’armes. Il y a le système de la prédation qui joue un rôle majeur dans cette phase historique, si vous voulez. Je suis surpris de voir comment le personnage qui est mis en scène ne vit aucune relation humaine. La seule situation véritablement humaine qu’il vit, c’est d’ailleurs ce qui donne son titre au livre, c’est De Niro’s Game. Je ne sais pas pourquoi, moi j’aurais appelé ça la roulette russe…

CR : C’est une référence au film The Deer Hunter de Michael Cimino, où justement, Robert De Niro est un soldat américain d’origine russe qui est fait prisonnier par le Viêt-Cong, qui force les prisonniers à jouer à la roulette russe les uns contre les autres. Avec Christopher Walken, ils arrivent à s’évader, sauf que Christopher Walken reste pris dans le traumatisme d’avoir eu à subir ça et devient joueur de roulette russe professionnel à Saigon, où il y a des clubs où on parie sur celui qui va survivre à la roulette russe. Et donc il rejoue constamment. Ç’aurait été intéressant d’appeler ça Walken’s Game parce que là il n’est pas forcé de jouer à la roulette russe; c’est psychiquement qu’il est forcé de rejouer constamment le traumatisme qui l’a mis dans la situation de faire comme si la vie et la mort étaient indifférents; c’est ça qui est terrifiant psychiquement dans la roulette russe.  Mais De Niro’s Game, c’est plutôt le jeu de la roulette russe qui est forcé en situation de guerre, où on inflige cette déshumanisation aux prisonniers.

KJ : Mais il se trouve que chez les traumatisés, psychiquement parlant, il y a un isolement de plus en plus grand. Les gens s’enferment dans leur traumatisme qui est comme une dimension maternelle surpuissante, dans laquelle on est enfermé sans choix et la seule façon d’émerger de cet enfermement, c’est par le rêve traumatique. C’est par la répétition du danger que peut représenter le traumatisme. Ce qui est particulier, c’est que le mal devient un remède au mal.

(…)

CR : C’est plutôt comme la toxicomanie en quelque sorte… On recrée une situation à la fois maladive et satisfaisante qui a des conséquences de plus en plus négatives, mais dont la seule issue est de répéter ce qui cause nos problèmes au départ.

(…)

KJ : Les joueurs compulsifs sont des gens qui n’ont pas supporté leur traumatisme suprême: celui d’avoir gagné. C’est ça qui est curieux. Le gain qu’ils ont fait un jour est équivalent à une menace de mort.

CR : Parce que ce qui les faisait jouir, c’est le risque et que gagner, c’est sortir de la situation de risque et c’est ça qui est traumatisant. Aussi la stimulation est-elle cet entre-deux où tout est suspendu, où on espère parce qu’on n’a pas; mais si tout d’un coup on a, tout est annulé, on est anéanti psychiquement.

(…)

MB : Quand on n’a plus à se battre, qu’est-ce qu’on fait?

(…)

CR : Justement, quand on sort de la Grande Guerre, qu’on n’a plus à se battre et qu’on a vécu tout les traumatismes de la guerre, une des options, c’est de devenir fasciste. De recréer artificiellement une situation de mobilisation permanente contre un ennemi… C’est littéralement ça le fascisme, c’est le fait des arditi, c’est-à-dire les combattants du front, des troupes d’élite qui, vivant toujours dans le risque intense et assumé et reconduit avec beaucoup d’allant et d’exaltation et qui se sont retrouvés dans une situation de paix et de déroute civile, pleins de frustration, se sont dits qu’ils allaient recréer à l’échelle nationale l’unanimité qu’ils avaient connue dans leur petite unité de troupe de choc…

MB : Oui, mais ce ne sont pas tous les Allemands qui étaient fascistes. Même s’ils ont vécu des expériences semblables, c’est une porte de sortie, mais ce n’est pas la seule…

CR : Ça n’a pas besoin d’être unanime, mais parce qu’il y avait ce même traumatisme pour une grande portion de la société, on pouvait jouer là-dessus, et là je parle du cas de l’Italie. Le fascisme, c’est quelque chose qui est né chez les arditi qui étaient ces troupes de choc italiennes; avant même d’être formulé sous forme d’idéologie, ça vient concrètement de l’expérience de ce milieu-là, dix à quinze ans avant l’Allemagne, mais ce sont des conditions psychiques qui sont en continuité historique directe. Hantée par la horde primitive en laquelle elle risque d’imploser, la société s’en défend en désignant un ennemi commun comme bouc émissaire et en reconstituant son unité dans le sacrifice de ce bouc émissaire, créant par-là une situation de paix qui est assumée par le sacrificateur. On dirige sa régression sur l’autre en disant que c’est de sa faute, que c’est lui qui est agressif et comme ça on retrouve la paix entre nous et une image de soi positive comme n’ayant pas grand-chose à faire avec l’agression, qui ne nous concerne pas fondamentalement si ce sont les méchants qui nous en veulent à nous parce que nous sommes par nature libres et pacifiques.

KJ : Pour poursuivre dans cette veine, je dirais que si Totem et tabou est une prémonition de la guerre 1914-1918, si ce livre préfigure ce qui va se passer dans la guerre 1914-1918, à savoir le meurtre des multiples pères, quelle serait l’œuvre de Freud qui préfigure la guerre 1939-1945?  Mais bon, c’est peut-être une énigme qu’on essaiera de résoudre plus tard.

(…)

CR : Dans La Violence et le sacré de René Girard, il y a un magnifique chapitre consacré à Totem et tabou et à la déconstruction du complexe d’Œdipe selon Freud. Sa thèse, c’est que le moderne est au fond la crise sacrificielle primitive au ralenti, en un processus d’indifférenciation qui s’étale sans jamais se résoudre comme il le faisait dans les société primitives en trouvant une victime sur laquelle tout le monde pouvait s’entendre et qui recréait un ordre très net entre ce qui est Totem et tabou, le répartissant à travers les degrés d’une stricte hiérarchie. Au contraire, la situation aujourd’hui est toujours instable et crée de nouveaux besoins de conjurer le chaos dans un autre tabou ou par un totem clairement défini, ce qui ne réussit jamais parce qu’il y a ce qu’on pourrait appeler désintrication… On est donc condamné à revivre au ralenti, à de plus en plus grande échelle, cette crise sacrificielle originelle qu’on pourrait appeler la situation de la horde, qui est conjurée en disant que c’est quelque chose d’étranger à nous et en se constituant contre ça, comme quelque chose d’homogène et de non-problématique qui se définit par cette possibilité de faire bloc mais de façon différenciée face à quelque chose qui est identifié au risque d’indifférenciation. Les symboles ne fonctionnent plus tout à fait, donc il faut de plus en plus d’intensité pour en imposer le simulacre. C’est pour ça que la violence devient de plus en plus explicite et la coercition de plus en plus envahissante au XXe siècle. Il ne suffit plus que l’un des clans rivaux parvienne au trône et bon, pour le reste, on sait comment faire… Non, quand les Bolcheviks ou les Nazis ou les Maoïstes prennent le pouvoir, ils doivent s’insinuer concrètement dans chaque détail de la vie, même familiale, pour en devenir le centre, comme par exemple en Corée du Nord actuellement où on est dans une situation de persécution intégrale du peuple par ses chefs en même temps que dans une vénération unanime du chef. Il y a des réfugiés qui racontent que quand une maison brûle, les gens retournent dans la maison pour prendre le portrait de Kim Il-sung et le sauver plutôt que les biens familiaux ou les choses précieuses propres à la famille. Parce que c’est très important, comme tu l’as dit, d’avoir ce garant d’unanimité; surtout si la violence et l’injustice sont universelles, il en faut d’autant plus la justifier! Il faut que la cause de tout ça soit déifiée.

Au fond, ceci rend visible beaucoup de ressorts des société traditionnelles; il faut que la violence soit justifiée. On ne peut pas la regarder en face, mais à mesure que la modernité progresse, on devient de plus en plus incapables de justifier la violence; nos efforts deviennent de plus en plus maladroits et de plus en plus intenses et les régimes se succèdent à l’avenant… Ayant à peu près atteint la fin des régimes totalitaires, on est maintenant dans la vie publicitaire, donc c’est plutôt une sorte de cynisme blasé qui s’installe; donc cette situation de désorientation dans laquelle on arrive plus ou moins à vivre, depuis la fin de cette résolution qui était fournie autrefois par une violence collective, unanime et claire.

Certes, il y a encore des tentatives de reconstituer l’unité de cette façon, comme on le voit avec le régime américain actuel, mais justement, cela paraît forcé, n’arrive pas à emporter l’adhésion, si bien qu’on doit d’autant plus forcer… Nous ne sommes justement plus capables de faire comme les régimes totalitaires et d’aller toujours plus loin dans des situations impossibles et absurdes, dans le pari de refaire le monde dans une version homogène contre un ennemi mythique… On  a beau essayer, mais ça ne marche plus.

Même quand on s’en prend aux multinationales, les multinationales, c’est qui? On ne le sait pas plus! En identifiant les multinationales comme étant l’ennemi, on crée un sujet, mais autrement, qui est ce sujet? Le peuple?

MB : Il est bien abstrait, ce peuple, car on n’a plus d’intérêts communs. Je pense que ce qu’on aura peut-être un jour, et ce sera une forme de réponse, c’est les communautés d’intérêts. On va défendre notre lac, parce qu’on vit autour du lac, on va défendre notre école, notre église… Peut-être va-t-on revenir à de petits sous-ensembles, compte tenu de la disparition des grands ensembles. Les gens essaient de redevenir petits parce que ce qu’on vit dans la grande masse ne marche pas.

CR : J’ai vu hier un documentaire fascinant intitulé The Power of Community. How Cuba Survived Peak Oil. C’est-à-dire que les Cubains vivent depuis 1991 dans une situation de sevrage par rapport à l’empire dont ils étaient l’avant-poste… Du jour au lendemain, ils n’étaient plus fournis en pétrole et autres biens qui sont essentiels à une société industrielle avancée; donc tout en conservant officiellement l’idéologie communiste, ils ont dû sortir de tout le cadre mental productiviste, communiste, de la société industrielle et donc vivre en société avec très peu de pétrole. Ils ont créé, de fait, dans le concret, une société écologique à petite échelle où 80% de l’agriculture est urbaine. Ils produisent la nourriture dans un rayon de quelques kilomètres du lieu de consommation. Les institutions, notamment d’éducation ou même médicales, sont complètement décentralisées, et les professionnels sont complètement réintroduits dans un milieu social concret, parce que c’est devenu pratiquement impossible de se déplacer à grande échelle de façon régulière… Il faut que la société soit autosuffisante à petite échelle avec des liens sociaux très concrets et très immédiats.  Il y a même des coopératives et de petits producteurs privés qui, en plus de produire pour leur participants immédiats, vont distribuer leur légumes aux gens vieux, ou isolés, aux enfants… Ils créent du lien, comme ça, par le don, sans attente particulière, simplement parce qu’il faut créer du social. Ce n’est pas un programme politique, mais simplement une situation concrète où on sort du centralisé parce qu’on y est forcé et les liens sociaux se reconstituent comme ça dans le local autogéré parce qu’il n’y a pas de pétrole pour maintenir du gros, du grand comme le veut l’idéologie officielle du Plan. Donc de facto, Cuba est une société économiquement postindustrielle sous le régime idéologique vraiment productiviste classique du prolétariat et d’une centralisation  des instruments de production. Concrètement, c’est exactement le contraire, soit une société qui est déjà écologique à petit échelle, small is beautiful…

MB : Une identité se reconstruit.

CR : Exactement : une identité qui n’est même pas conflictuelle. Ils ne sont pas dans une rivalité avec le voisin.

MB : Mais pourquoi est-ce qu’il y a tellement de gens qui veulent sortir de Cuba et vivre à Miami et ailleurs?

CR : Eh bien pour participer à la société de consommation, parce que là il y a le fantasme de l’accroissement infini, alors qu’évidemment, à Cuba, c’est austère: l’idée de vivre bien avec peu. Mais évidemment, le paradigme occidental, américain d’une croissance sans limite dans d’infinies possibilités de jouissance est beaucoup plus séducteur.

(…)