Séance du 25 avril 2008

Itzvan Szabo
Les Juifs entre nationalisme et capitalisme — L’antisémitisme et la nation moderne



(Discussion suivant le visionnement de la deuxième heure sur trois de Sunshine d’István Szabó)



Les Juifs entre nationalisme et capitalisme




CB : Je voudrais vous soumettre une idée que j’ai développée avec une collègue juive française : si les Juifs sont si menaçants, c’est parce qu’ils sont partout.

KJ : Dans la phase nationaliste.

CB : En tant que Juifs, ils représentent les autres.

KJ : Mais pas n’importe quand, dans une logique éternelle. Les Juifs sont devenus menaçants seulement au moment du nationalisme.

CB : Ils étaient déjà menaçants avant l’État d’Israël, d’autant plus qu’on ne pouvait pas les parquer dans une nation. Ils étaient partout, ils amenaient de l’Autre partout, ce qui était inquiétant.

CR : Les premières expulsions de Juifs dans les royaumes chrétiens remontent à la constitution des nations vers les XIIe et XIIIe siècles, quand les royaumes d’Europe ont pris une coloration nationale en commençant à se concevoir comme corps mystiques sous une forme juridique.

KJ : Le problème se pose ainsi: dans l’expérience de mécanique quantique que j’ai souvent mentionnée, ce qu’on a cru comprendre, c’est que c’est le savoir qui faisait des particules des particules. Mais ce n’est pas le cas : on s’en est rendu compte qu’on se trompait de particules dans les deux cas. Il y a interférence entre elles dans un cas, mais pas dans l’autre, où le savoir intervient. Elles deviennent alors des particules individuelles, qui ne peuvent plus interférer entre elles.

CB : C’est la définition de l’imaginaire et du symbolique.

KJ : Des concepts lacaniens. Pour en revenir aux Juifs, ils correspondent à des particules qui ont des interférences entre elles, comme le Juif en France en a avec autres Juifs où qu’ils se trouvent, tant qu’ils ne sont pas nationalistes.

En revanche, les Occidentaux ont fait ce pas de devenir des particules individuelles, qui ne peuvent plus interférer entre elles dès le début du XXe siècle. C’est une mutation qui n’affecte les Juifs qu’en retard, car ils ne sont devenus des particules sans interférence que plus tard, quand on les y a forcés.

CR : C’est intéressant, car c’est au moment où les Européens ont commencé à sortir de leur logique nationale que les Juifs y sont entrés. L’Europe commençait à se constituer politiquement, économiquement, en sortant de la logique des économies politiques nationales fermées sur elles-mêmes pour entrer dans celle du Marché commun et des entités plurielles, etc. Les Juifs, en retard d’une révolution, sont entrés dans une logique monoculturelle étatique avec l’après-guerre et la naissance d’Israël, État-nation conçu comme un bloc homogène. Si en Europe on peut désormais ou à nouveau avoir plusieurs identités en même temps, les Juifs entrent dans la logique de l’État-nation territorial exclusif. Alors que le territoire qu’ils occupaient était éminemment multiculturel, ils y ont fondé leur État juif. (…)

CB : Les Juifs sont porteurs depuis deux siècles du signifiant « chose marchande » que le reste de l’Europe n’acceptait pas encore.

CR : Ils obtiennent leur État au moment précis où l’Europe l’accepte en se définissant comme un marché.

CB : Ils auraient dû utiliser les Juifs auparavant pour faire ce pas vers l’économie.

CR : Ils l’ont fait seulement une fois qu’ils eurent éliminé les Juifs.

KJ : Les Juifs avaient une conception de l’économie plutôt marchande.

CB : La chose marchande était leur affaire, même bancaire, puisqu’ils furent les grands banquiers de l’Europe.

KJ : Si l’Europe a pu se constituer comme communauté européenne, c’est peut-être parce qu’elle avait « résolu le problème juif ».

CR : Il n’y avait plus d’Autre marchand contre lequel se définir; on pouvait donc se permettre de devenir marchand, intégralement et sans réserve.

KJ : La question marchande est plus complexe que cela. La problématique du Juif entre les deux guerres, c’est qu’ils sont une source d’irritation internationaliste. On songe à les éliminer afin d’y mettre fin par une purification ethnique visant cette mixité qui provoque l’irritation.

On force les choses du côté de la purification, alors qu’auparavant, la peur de l’étranger n’était pas là. On instaure presque manu militari une purification et une peur de l’Étranger durant la première moitié du XXe siècle, qui devient celui de l’opposition mixité/pureté.

Ce n’est plus la loi de Hegel : je lui suis supérieur, donc je ne le tue pas, afin qu’il me reconnaisse comme tel. Maintenant, je dois le tuer aussi, ce qui représente un pas de plus par rapport à Hegel. Hegel représente le temps d’avant le nationalisme européen, où on pouvait trouver les Juifs irritants à cause de leur particularisme, de leur sentiment de supériorité, etc.



L’antisémitisme et la nation moderne



CR : Il faudrait spécifier si on croit que ce que sont les Juifs dans le monde réel a un rapport quelconque avec l’antisémitisme. Pour ma part, je crois que non, et que celui-ci ne fait que systématiser des rapports purement fantasmatiques qui prennent les Juifs comme objet. L’antisémitisme n’a rien à voir avec les attributs réels des Juifs.

MB : Pourquoi les Juifs au fait?

CR : Parce qu’ils ne sont pas dans la chrétienté.

MB : Les Arabes ne sont pas dans la chrétienté, les Bouddhistes non plus.

CR : La chrétienté prend la place d’Israël. Elle est en compétition pour la même place de peuple élu : c’est un conflit foncièrement irréductible. Même indépendamment de cet arrière-plan théologique constitutif de l’Église, les nations européennes se sont constituées en tant que chrétientés et donc contre les Juifs en tant que Juifs.

CB : Avec les Croisades.

CR : Par chrétienté, je ne veux pas dire en un sens actif mais au sens culturel, celui d’un sentiment de communion collective, issu de la lointaine matrice chrétienne des cultures européennes. Le Juif est toujours dans une posture problématique face à cette façon dont une nation européenne s’est constituée dans le cadre de la chrétienté, même quand c’est pour le rejeter par la suite comme l’a fait la France républicaine. Les Juifs se retrouvent en dehors du grand courant de cette histoire des nations européennes.

CB : À l’époque des guerres de religion, pas à l’époque contemporaine.

CR : L’idée chrétienne de communion, laïcisée, passée sur le mode de la nationalité, conserve pourtant son Autre, qu’elle a d’autant plus besoin de thématiser qu’elle perd son référent théologique originel et se définit contre quelque chose plutôt que pour quelque chose.

KJ : La vraie question est-elle celle des Juifs ou celle des Européens? Les Juifs se retrouvent en retard de nationalisme, étant aux prises avec un impossible du nationalisme. Ils ne pouvaient pas être nationalistes de par leur structure religieuse en Europe. Il leur était impossible d’entrer dans la pureté nationale.

CR : Cela n’avait rien à voir avec ce qu’ils faisaient ou voulaient eux-mêmes. Si les Juifs n’avaient pas existé, il aurait fallu les inventer, et c’est bien ce qu’on a fait. On a inventé les Juifs et on a fait coller cette image du Juif comme Autre de la nation sur les communautés juives réellement existantes, mais ce sont là deux choses à ne pas confondre. Ce n’est pas le Juif réel qui est la raison de l’antisémitisme, mais le contraire; ce serait plutôt l’antisémitisme qui définit le Juif. Le Juif est la figure de l’Autre à laquelle on peut prêter une sorte de visage caricatural. Pour exorciser le spectre de l’Autre, on trouve une communauté réelle qui peut être identifiée de quelque manière aux Juifs de nos fantasmes, à tort, parce que cela n’a pas grand chose à voir avec ce qu’ils sont. Il s’agit de deux processus complètement différents.

CB : Les Juifs sont victimes du rejet de la chose économique.

CR : Ils sont vus comme les agents du rapport marchand ou spéculatif à l’état pur. Ils ont toujours été en marge des rapports précapitalistes à partir desquels se sont constituées les nations européennes. Étant en marge de l’ordre sédentaire du stable, des solidarités organiques hiérarchiques, ils se sont identifiés à l’ordre du mobile, du nomade, du fluide, du quantifiable inorganique et dès lors calculable. Par la force des choses, ils ont été identifiés, même sociologiquement, aux rapports de type capitaliste, dans un rôle de pionniers. Le ressentiment contre la mutation qu’impliquait le capitalisme trouvait un bouc émissaire dans cette communauté, rejoignant d’autres raisons de faire des Juifs un bouc émissaire.

CB : Pour un humaniste du début du XXe siècle, le commerce représente une impureté.

MB : À travers l’histoire, les Juifs ont toujours été les usuriers, les banquiers, parce que les chrétiens ne s’occupaient pas de ces choses. Ils étaient peut-être en arrière pour ce qui est de l’idée de nation, mais ils étaient bien en avance sur le plan capitaliste.

CB : Ils proposaient ce que le monde est devenu.

MB : Cette attitude envers les Juifs était foncièrement hypocrite : ils avaient le pouvoir financier que les gens ne pouvaient exercer et dont ils étaient jaloux, mais tout en se disant que l’argent est impur et intouchable, ils l’enviaient au fond et voulaient le récupérer pour eux.

CR : En transformant cette question économique en question ethnique, ils pouvaient mettre la main sur l’argent en s’investissant dans le capitalisme tout en se croyant quitte de ce qu’il pouvait comporter de problématique du seul fait de vouloir en même temps exorciser le mal et le malaise sous la figure de l’Autre théologique et ethnique : le Juif.

KJ : On pourrait donc avoir une interprétation dans les termes des Rois maudits, où c’est le besoin économique qui impose d’aller mettre la main sur une certaine somme d’argent. La richesse étant chez les Juifs, c’est pour cela qu’on leur serait devenu hostile. Pourquoi ne retient-on pas cette version?